Ce que j’oublierai (suite)
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J’oublierai cette lettre de récriminations envoyée par une adhérente et dans
laquelle elle me reprochait de ne pas respecter dans le SEL les règles de
préservation de l’amour, du bonheur et de la liberté d’autrui. Elle n’avait fait
que s’inscrire, n’avait jamais participé à la moindre réunion et j’étais assez
surpris de son charabia mais ai préféré laisser tomber. J’ai appris plus tard
que son concubin l’avait plaquée pour une autre adhérente. Il a vite compris la
mécanique du SEL, le concubin en question : il s’est dépêché d’échanger une
moins moche contre une pas belle. L’ennui, c’est que cette transaction n’a même
pas été comptabilisée dans le cadre du SEL car ce concubin chéri n’a rien
déclaré du tout. Je note, par conséquent, qu’il s’est rendu coupable de travail
au noir par rapport aux activités du SEL.
Je disais donc que notre opportuniste a troqué un
laideron contre une plus fraîche. C’est vrai qu’il aurait pu être un peu plus
partageur et les mettre toutes les deux dans son lit. Il exagère quand même !
Et moi, là-dedans, que voulez-vous que je fisse ?
Je ne pouvais tout de même pas monter
une autre association pour consoler les cocues !

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J’essaierai d’oublier les noyaux d’olives sous la table. A notre première
réunion était présent un adhérent au comportement pour le moins extraverti. Il
s’est enfilé un litre de Martini à lui tout seul (sur le compte des autres, ça
va de soi) et a englouti tous les amuse-gueules. Quelques jours après, je revois
nos hôtes et ceux-ci me font remarquer qu’ils ont retrouvé un tas de noyaux
d’olives sous la table, à l’endroit précis où était assis notre olibrius. Je me
souviens avoir ressenti une vague gêne comme si j’avais gaffé moi-même. En tout
cas, je me suis senti concerné. Au point de ne plus jamais réinviter à une
quelconque réunion notre Maître de Cérémonie Catastrophe.
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J’oublierai cette gâteuse qui m’a fait courir pendant plusieurs heures dans
toute sa maison pour effectuer des réparations. Je devais revenir pour poser une
malheureuse rondelle à un gond de portail de jardin. Entre temps, son voisin
effectue l’intervention, sa grande qualité ayant été de posséder dans son
attirail justement LA rondelle de diamètre et d’épaisseur voulus (dans une boîte
à outils, même bien achalandée, vous trouvez rarement la taille voulue). A la
suite de cette magistrale intervention de l’ingénieux voisin salvateur,
l’intéressée m’informe par téléphone que ce dernier lui a dit que les gens du
SEL « n’étaient pas doués... »
Connerie et misère.

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J’oublierai ce couple de « gens très bien » auquel j’ai dû réclamer à trois
reprises le montant d’une demi-cotisation (60 francs). Même avec des personnes
respectables, il faut négocier les queues de cerises.
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J’oublierai cette « horreur » de la nature, mi-femme, mi-homme, qui manifestait
l’intention de refaire le monde à partir de l’esprit SEL. Devant tant de bonne
volonté, je lui ai conseillé de truffer la France entière d’organisations SEL en
commençant par ranger son intérieur bordélique. Aux dernières nouvelles, elle
s’est trouvé une concubine qui lui fait son ménage et avec laquelle elle en fait
un bon (de ménage).

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J’oublierai cet esclavagiste spécialisé dans l’exploitation du travail fourni
par des cas sociaux. Son commerce consiste à héberger des handicapés mentaux
contre des « services » fournis par ces derniers.
Triste sire d’employeur.
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J’oublierai les spécialistes des coups de fil anonymes. Je les oublierai, car
j’ai toujours su parfaitement qui en était à l’origine. Qu’est-ce que j’ai pu
être agacé lorsqu’une adhérente (ou un adhérent) venait se plaindre à moi pour
avoir été dérangée au téléphone par un obsédé. C’était souvent une simple
sonnerie avec le silence à l’autre bout après avoir décroché. Ce pouvait être
quelqu’un de totalement étranger au SEL mais ce pouvait être aussi l’inverse.
Qu’importe, dans tous les cas, je me sentais bougrement concerné et indisposé.
Rien de tel pour instaurer la suspicion au sein d’un groupe.
C’était un choix dès le départ : mettre ou ne pas
mettre les numéros téléphoniques de chaque adhérent sur la liste des offres et
demandes. J’ai choisi de jouer la confiance et la loyauté en faisant figurer les
coordonnées précises de chaque membre. Cette belle transparence m’a souvent
rendu ténébreux. Cette ouverture d’esprit, cette franchise, cette sincérité que
j’attendais de chacun, je ne l’ai pratiquement pas trouvée. Ce problème des
petits sournois du combiné téléphonique a été réglé en septembre 97 lorsque
France Télécom (que je bénis) a eu la bonne idée de lancer sur le marché des
appareils qui affichent le numéro du correspondant.
Rien de plus lâche qu’un coup de fil anonyme.
J’imagine la veulerie, la couardise, le crétinisme dont il faut faire preuve
pour se cacher derrière un téléphone. J’imagine l’état de détresse aussi, la
névrose et la tristesse de celui qui appelle dans ces conditions.
Toi, toi et toi : sache que je t’ai repéré(e) ! Sache
que je te réglerai ton compte prochainement. Sache que tu ne connaîtras aucun
répit à partir de tout de suite. Car, ce que tu ne savais pas, c’est que notre
SEL était tellement bien organisé qu’il disposait d’une table d’écoute avec
mémorisation de tous les contacts téléphoniques entre adhérents. Pas un soupir,
pas un seul pet, pas un simple effleurement du doigt sur les touches qui n’ait
été enregistré ! Des semaines et des semaines de surveillance à l’issue
desquelles des résultats d’enquête seront publiés dans un grand quotidien
national. Notre Brigade Punitive triture actuellement chacun de ces messages. Tu
recevras bientôt sa visite. Tremble carcasse ! Même dans ta tombe, ils iront te
tirer les orteils !
Vilains et vilaines : on échange un coup de
fil, on ne le donne pas !
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J’oublierai la pédanterie de V... qui me semble confondre le SEL avec le Club
Méditerranée. Je veux bien jouer le rôle d’un GO mais pas être son Gogo.
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J’oublierai ceux qui ont une tête à être toujours débiteurs... même en grains de
SEL.
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A coup sûr, je chasse de ma mémoire cette idiote, adepte de la deuxième vie
après le passage sur Terre. Elle a surtout vu dans le SEL l’opportunité
d’utiliser de la main-d’œuvre clandestine pour son établissement (hôtel-restaurant).
A la lecture de mon fascicule « Sucrons-nous grâce au SEL », elle a pris peur et
a fui. Elle a dû me prendre pour un inspecteur du fisc.
Peut-être devrais-je réellement proposer mes services
à l’Administration Fiscale ?
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J’oublierai cette cancanière astrologue-bidon et filou véritable qui souhaitait
me confier sa comptabilité à maquiller soigneusement pour payer moins d’impôts.
Je l’ai quand même supportée deux heures la consoleuse de cœurs blessés.
A la troisième, je l’ai écrabouillée.
N’avait-elle pas prévu ce dénouement grâce à ses
dons ?

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J’oublierai ceux à qui l’on croit porter assistance et qui vous crachent à la
figure en guise de remerciement. Ils sont devant vous, ils se plaignent et
implorent de l’aide. Vous les incorporez dans une structure où ils ont
l’occasion de s’épanouir mais se plaignent ensuite d’avoir été dérangés au
téléphone.
Geignards, restez seuls : vous êtes trop nombreux
pour moi !
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J’oublierai tous ceux que je n’ai pas pris au SEL et qu’il aurait fallu oublier
de toute façon.
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J’oublierai cet expert tous corps d’état qui m’avait donné rendez-vous pour me
proposer la création d’une activité. Il semblait plein de bonne volonté et ses
compétences étaient apparemment multiples : fondations, gros œuvre, second
œuvre, électroménager, chaudières, etc. Il avait tout prévu pour les
interventions sur chantier. Il n’a oublié qu’un petit détail : venir à notre
rendez-vous.

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J’oublierai ce que disent certains : « Mieux vaut être seul que mal
accompagné ». Je ne sais pas vivre seul car je trouve que ma vie n’a aucun sens.
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J’oublierai ces enquêtes réalisées à mon insu par des fouineurs officialisés ou
pas (Renseignements Généraux, Police, Préfecture ou je ne sais qui) pour savoir
si nous n’étions pas une émanation de la Mafia, un courant politique dévastateur
ou une révolution en marche. Je suis certain que si mon casier judiciaire
n’avait pas été vierge, un esprit sorti de l’ombre l’aurait fait savoir.
Hou ! Fantôme du SEL, fais-leur peur !

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J’oublierai l’histoire de la machine à laver de mon comptable chéri et la
passerai en pertes et profits. Souvenez-vous, c’est celui de la bande des Trois
Pieds Nickelés, le monsieur présentant bien, plein de bonne volonté mais
toujours occupé ailleurs. Il sait peut-être correctement tenir un stylo mais est
complètement nul dès l’instant où il a un tournevis entre les mains. Nous
venions de faire connaissance et il m’appelle quelques jours plus tard parce que
sa machine à laver le linge est en panne. Je prends consciencieusement
rendez-vous le soir à une heure précise car les deux conjoints travaillent dans
la journée. Très souvent vicieux une panne de machine à laver, même pour un
spécialiste. Il faut commencer par changer le fusible défectueux du circuit
électrique concerné dans l’appartement. « Pas de problème » me dit-il, « des
fusibles, il y en a plein au-dessus du compteur électrique ». Il y en a plein,
oui, et ils sont tous grillés. Mon électricien-amateur ignorant les avait tous
stockés là car rien ne ressemble plus de l’extérieur à un bon fusible qu’un
fusible grillé, surtout si on ne sait pas ce qu’est un Métrix. Pas grave, je
reviendrai avec le calibre et le diamètre voulus. Dépense : vingt francs que je
prends à ma charge et que je compenserai en grains de SEL (pas de comptes
d’apothicaires entre nous). Je reprends rendez-vous un autre soir, (le couple
n’est pas toujours disponible), viens poser mes fusibles, démonte la machine, la
titille dans tous les sens et je réussis à la faire partir. Deux jours après,
nouveau coup de fil : elle ne fonctionne plus et le linge de Madame attend dans
la cuve remplie d’eau. J’accours, vidange la machine, démonte le contacteur de
fermeture de porte que je soupçonnais être défectueux et pars en acheter un
autre. Il me demande tout de même par politesse s’il faut avancer de l’argent
pour l’achat de la pièce. « Au SEL, nous faisons aussi les banquiers » me
souviens-je avoir répondu souverainement. Il y a des jours où je me demande si
je ne suis pas le résultat d’un croisement entre Cléopâtre et Toutankhamon. La
pièce en question n’est pas facile à dénicher mais je trouve enfin exactement ce
qu’il me faut et l’achète avec mes propres deniers : 160 francs. Je reviens
vaillamment le lendemain chez le comptable pour qu’il puisse porter des
vêtements fraîchement lavés, satisfait à l’avance de la brillante réparation
dont tout le monde se réjouira.
Une machine neuve, ils ont acheté une
machine neuve ! C’est ce qu’il m’apprend avec son sourire niais de
consommateur averti. Je me souviens avoir serré avec force dans ma poche ce
putain de contacteur pour ne pas le lui balancer dans la figure. Dépité, je
bredouille lâchement qu’ils ont bien fait. J’ose timidement faire remarquer que
nous aurions pu récupérer l’ancienne machine pour en faire bénéficier le SEL
mais, trop tard. Ces enfoirés me demandent quand même s’ils ne me doivent rien.
Crânement, je réponds que non. Je prends la responsabilité de mon intervention
jusqu’au bout : je me ferai rembourser les 160 francs par le vendeur de pièces
détachées.
Le fournisseur en question a refusé de me les
rembourser. Humiliation jusqu’au bout.
Je l’ai toujours, ce maudit contacteur.
Avis à la population française :
« Que celui qui possède une Laden 620, année 1985, avec panne
électrique située au niveau de l’ouverture du clapet de porte me contacte de
toute urgence. Intervention rapide après acceptation du devis. Paiement par
chèque certifié émanant de la Banque de France. »

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J’oublierai que posséder de l’argent procure davantage de satisfaction que
posséder des grains de SEL.
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J’oublierai qu’il vaut mieux être mendigot que frimeur au nom de l’intelligence.
J’oublierai aussi qu’il vaut mieux être frimeur que mendigot au nom de
l’élégance.
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J’oublierai que je n’ai pas, une fois, une seule fois, entendu ou
reçu un message écrit avec le seul mot : « Merci... »


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