Ce que j’oublierai
et ce dont je
me souviendrai
Que vous le vouliez ou pas, nous échangeons tous à
chaque instant de notre vie.
Même seul sur son île déserte, Robinson Crusoë
échangeait son travail contre les céréales que lui donnait la terre cultivée, sa
ruse contre le gibier capturé à la chasse, son amour de la vie contre un
dénouement heureux de son aventure.
Robin des bois échangeait la bourse contre la vie. Il
était, lui aussi, entouré d’une équipe sous forme associative. En ces temps-là,
on ne demandait pas de cotisations aux adhérents, il n’y avait pas de relevés de
comptes en grains de SEL et le bulletin des offres et demandes était représenté
par un arc et des flèches. J’aime bien ce style qui consiste à prendre aux
riches pour distribuer aux pauvres. Bien fait pour les riches ! N’ont qu’à être
plus forts que Robin des bois ! Il y a gros à parier que si mon Robin Hood avait
connu le SEL, il aurait constitué une fédération avec Richard Cœur de Lion qui
aurait immédiatement permis la formation du Commonwealth et aurait relégué la
Queen Victoria au rang de « repriseuse » de chaussettes.

Cette dernière envolée était destinée à stigmatiser
la principale erreur des organisations SEL : ne sortez pas du contexte LOCAL.
Pour qu’il y ait de véritables échanges et une dynamique de groupe, ce troc doit
s’organiser localement.
Tous les villageois l’ont compris depuis longtemps et
sont organisés SEL s’en même s’en rendre compte. Ils n’en ont rien à faire de
nos longues tirades sur le concept d’échange, sur nos associations de fait ou
officialisées, sur nos fédérations utopiques et nos brassages de vent. Ils nous
considèrent ni comme des primaires, ni comme des évolués. Ils échangent, c’est
tout.
Voilà pourquoi un Robin des bois nous sera
éternellement sympathique : parce qu’il participe à une harmonie de vie sans
trop se casser la tête. Il donne là où il n’y a pas. Et avec la bonne humeur,
s’il vous plaît. Ne perdez pas de vue une chose cependant : lui aussi avait été
mis hors-la-loi. Ce bougre de lascar m’est tellement sympathique que j’ai décidé
d’usurper son identité pour signer ce livre. Nous fixerons avec Robin le montant
de la transaction en grains de SEL quand je serai au paradis. En attendant, je
m’apprête à subir le harcèlement du shérif du Trésor Public qui ne manquera pas
d’envoyer ses acolytes fouiner dans mon dossier de revenus.

Pour clore ce bouquin que je n’arrête pas de
terminer, je vais vous mettre en vrac la plupart de mes souvenirs en les plaçant
dans deux blocs : « ce que j’oublierai » et « ce dont je me souviendrai » .
- Il n’y a pas eu que des vilenies au SEL, il y a eu des bonnes choses.
- Parmi
les choses constructives, il y a eu cependant quelques hics.
Laquelle de ces deux assertions préférez-vous ? C’est
l’histoire du verre à moitié plein ou à moitié vide. Choisissez, je vous laisse
faire la tambouille qui vous plaît.

Ce que j’oublierai
¤
J’oublierai les 48,50 francs de Miss Beauty et qu’elle a « omis » de me
rembourser. Je lui ai rendu service en faisant gratuitement des petits travaux
de bricolage. Je suis allé acheter les fournitures et ai avancé l’argent. Elle
n’a pu me rembourser puisqu’elle n’avait pas de monnaie. Quand je l’ai revue la
deuxième fois, elle en a reparlé mais n’avait toujours pas la monnaie à me
rendre. J’ai failli lui donner 51,50 francs pour que ça fasse un compte rond.
(48,50+51,50=100,00). Je me suis retenu. Quand je l’ai revue la troisième fois,
elle ne m’a plus du tout parlé de sa dette.
Je ne l’ai jamais revue une quatrième fois.
¤
J’oublierai les 300 francs que j’ai avancés à Monsieur Foutoir pour qu’il puisse
payer Monsieur Indigent qui venait de travailler une semaine pour lui. J’ai dû
lui rappeler qu’il me devait cette somme. Il a joué à l’imbécile (ce qui ne lui
a pas demandé beaucoup d’efforts) en prétextant que « cette chose lui était
complètement sortie de l’esprit ». J’ai été agacé mais ne l’ai pas montré,
d’autant que je venais de travailler plus d’une semaine pour lui contre des
grains de SEL, cette fois-ci. Je n’ai pas montré que j’étais irrité et ai fait,
au contraire, un effort en prenant mon air le plus con (ce qui m’a demandé un
réel effort). J’espère que je paraissais sincère.
¤
J’oublierai la rose offerte à cette pauvre mémé ringarde et fielleuse. Ce n’est
pas une rose que j’aurais dû lui offrir mais un bouquet d’orties. J’oublierai
ses jets de venin à la cantonade. Je regrette un peu la tarte dans la gueule que
j’aurais pu lui foutre si elle avait eu 40 ans de moins.

¤
J’oublierai cette prétendue astrologue et la cascade de commérages qu’elle a
provoquée. On aurait dit renard Le Goupil dans une volière alors que ce renard
portait une muselière. Le Goupil, c’était moi. Les pauvres oisillons effarouchés
étaient représentés par trois ou quatre adhérentes mythomanes, hystériques et
imbéciles. Si j’ai bien suivi tout cet imbroglio, voici les faits retracés le
plus fidèlement possible :
Madame Perruche s’en va consulter son astrologue pour
savoir si je suis « un bon coup ». La divine femelle voyante « extra-stupide »
lui explique que, (je cite) : « il a déjà essayé avec moi » et elle conseille
sagement à sa cliente d’aller déhancher son postérieur sous le nez d’un autre
prétendant. Madame Mésange, qui consulte l’astrologue pour ses peines de cœur,
apprend la chose (grâce aux étoiles, bien entendu), et raconte à Madame Bécasse
que je couche avec Madame Perruche. En quelques jours, s’en m’en rendre compte,
j’avais couché avec la moitié de l’effectif féminin du SEL. Les sensations ont
dû être fugaces car je ne me souviens d’aucune d’entre elles. C’est ce que l’on
appelle de l’amour virtuel.
J’apprends la chose : je décide de laisser
l’astrologue triturer ses fantasmes.
Elle continue : je l’assassine.
Et ouais ! Moi je veux bien décrocher le pompon à la
ducasse mais il faut au moins m’offrir un tour de manège.
Couchotteries par anticipation, femelles mythomanes,
névrosées chroniques, cancans flatteurs ou pas : veux plus rien savoir. Je te
fais un paquet de toute cette mélasse, le vire loin de mon champ d’action et
vais vivre sous d’autres cieux.

¤
J’oublierai ce petit prof de philo, la tête bourrée de citations savantes, qui
m’a fait changer cinq fois son annonce d’offres et demandes avec exercices de
style à l’appui. Quand j’eus fini de modifier à sa convenance la présentation de
ses possibilités et desiderata, il n’avait toujours rien échangé dans le cadre
de l’association et m’annonça dans le même temps qu’il ne pouvait rester parmi
nous parce que nous étions inscrits à la Préfecture.
M’aurait-il confondu avec la Gestapo ?
¤
J’oublierai ceux qui, inversement, voulaient bien s’inscrire mais à condition
que l’association soit officialisée dans le bulletin portant le même nom. Pour
ces maniaques de l’ordre, il fallait avant toute chose un Conseil
d’Administration, un Bureau et un Président. A partir de quoi, seulement, il se
pourrait bien qu’ils participassent. Oui, mais..., il fallait aussi qu’ils
cogitassent.
Aux dernières nouvelles, ils sont toujours en train
de se demander s’ils viennent ou ne viennent pas... Alors que moi, je suis parti
depuis longtemps.
¤
J’oublierai l’intrusion de ce conseiller régional à l’une de nos réunions, venu
pour espionner. J’oublierai l’extrême platitude de la seule réflexion que je lui
ai laissé faire ce soir-là : « Il faut aller voir ce que font les gens du SEL à
Vence. ». Comme si je ne m’étais pas suffisamment informé sur le SEL... En plus,
j’ai pris la peine de documenter les gens de Vence au démarrage de leur
association. Ils ont choisi de faire un gros tapage dans la presse locale avec
photo de prestige desdits responsables tenant glorieusement une salière dans la
main, symbole d’une ère nouvelle propagatrice d’idées constructives. Ils se sont
disputés deux mois plus tard et leur groupe a éclaté.
Mon zélé petit conseiller a voulu adhérer au SEL :
j’ai refusé.
¤
Je me souviendrai longtemps de ce tout premier échange au SEL de Nice et lui
aussi, je parviendrai à l’oublier. H... était un monsieur de 65 ans, très posé,
épris d’esprit zen et semblant très réceptif aux orientations du SEL. Dès son
adhésion à notre groupement, il contacte l’une de nos adhérentes pour qu’elle
lui tape à la machine des poèmes qu’il a écrits. Cette dernière se trouve
embarrassée car elle rencontre quelques difficultés au niveau du logiciel de
traitement de texte. D’autorité, elle m’envoie par courrier lesdits poèmes afin
que je m’en dépatouille. Drôle de façon de démarrer mais soit ! Lamentables au
possible qu’ils étaient ces pauvres poèmes. Dans une composition truffée de
fautes d’orthographe et de grammaire, sans respect des rimes et du nombre de
pieds, son auteur vous entraînait lugubrement vers une tristesse morbide où il
n’était question que de défunts, de feuilles mortes, du dernier salut et de
l’au-delà accueillant mettant fin aux souffrances terrestres. Je corrige un
minimum d’erreurs pour la bienséance, m’applique sur la présentation des
chefs-d’oeuvre et remet fièrement le tout à H... lors de notre prochaine
réunion. Je n’ai même pas eu droit à un merci et en aucun cas, il ne m’a parlé
du montant de la transaction en grains de SEL à lui débiter (et à me créditer
par la même occasion).
Je n’ai jamais compris pourquoi. Zen, restons zen.
¤
J’oublierai définitivement cette vieille toquée, procédurière dans l’âme, laide
comme un dossier de redressement fiscal abandonné dans les WC et menteuse comme
un Italien en train de fourguer le dernier parfum de chez Chanel. Elle m’a fait
croire des tas de choses au début. Moi, vous me connaissez : naïf et candide
comme un enfant, je gobais tout. Je suis allé même encore plus loin : je l’ai
prise en pitié. Généreux et magnanime comme je suis, je me suis dit que ses
vitupérations n’étaient que l’expression d’une grande détresse. Ensuite, j’ai
rejeté. Définitivement.
Quand je fais le Père Noël, je veille à ne pas
sombrer dans le rôle de Guignol.
¤
J’oublierai que j’ai même fait le préposé aux poubelles. Je sais : il n’y a pas
de sot métier. N’empêche, que j’ai quand même fait le larbin. Voici, mes chers
maîtres, la narration de l’historiette.
Une enquiquineuse d’adhérente,
bordélique à souhait, conservait jalousement au sous-sol de son immeuble, un
bidet et un lavabo de salle de bain dont elle ne voulait absolument pas se
séparer. Ces précieuses reliques étaient consciencieusement rangées à côté du
local poubelle et portaient une étiquette avec la mention : « Ne pas toucher.
Propriétaire : Mme G... ». En contemplant ce bidet rose bonbon, je me suis dit
que, pour mériter une telle valeur aux yeux de sa propriétaire, il avait dû
abriter les sacro-saintes ablutions consécutives aux premières amours de
l’intéressée.
G... s’était déjà souvent chamaillée
avec ses voisins au sujet de ces articles sanitaires démodés qui gênaient tout
son entourage. Rien n’y a fait : elle y tenait farouchement à son bidet et à son
lavabo et gare à quiconque oserait y toucher !
C’est dans cette atmosphère orageuse que
j’interviens. Elle me demande un jour d’emporter délicatement ces objets de
culte. Je lui réponds courtoisement que : « ces objets étant lourds et
encombrants, il vaudrait mieux patienter quelque temps afin que nous ayons un
local pour les entreposer ». Une semaine après, elle me relance à ce sujet. Je
lui demande, une deuxième fois, d’attendre. Deux jours après, elle me demande de
venir pour « autre chose ». Ce jour-là, bien sûr, elle en profite pour me
remontrer d’un air navré son cher bidet et son cher lavabo qui ont l’air de
s’ennuyer là, tout seuls, près de ce sombre local poubelle. La troisième fois,
donc, j’embarque le tout.
J’habite moi-même un immeuble et n’avais pas de place
pour entreposer ces saloperies inutilisables. Par égard pour mon adhérente
nostalgique, j’ai quand même réussi à aménager judicieusement un emplacement
dans mon garage pour les conserver en prévision d’un échange.
Quel attendrissement sadique n’ai-je
pas éprouvé pour ce bidet et ce lavabo rose bonbon ! Combien de fois ne
m’ont-ils pas gêné lorsque je sortais ma moto du local. A cause d’eux, je n’ai
pas pu rentrer ma voiture au garage pendant deux mois. Combien de fois n’ai-je
pas essayé de les refiler à un utilisateur nécessiteux. Personne n’en voulait.
On n’a pas besoin de bidet au SEL :
quand on se lave les fesses, on en profite pour se laver le visage, économie
oblige.
On n’a pas besoin de lavabo rose
bonbon au SEL : quand on se lave les mains, on ne le fait pas dans un élément
démodé.
Je les ai toujours, ces fameuses
orfèvreries de l’art sanitaire du siècle dernier.
Qui est preneur ?

¤
J’oublierai ce libraire niçois coincé entre sa maman et son univers
d’ésotérisme. Souriant et plein de bonne volonté, ça ne suffit plus aujourd’hui
pour gagner : il faut aller au charbon.
¤
J’oublierai cet empêcheur de tourner en rond qui n’arrêtait pas de nous mettre
en garde contre les éventuels contrôles du fisc, contre l’inspection du travail
qui..., contre le travail au noir que..., contre les risques d’accidents qui...,
contre le tremblement de terre que..., et la comète Truc-Muche qui... Un
spécialiste des « oui, mais... » Ce gars-là n’a jamais rien foutu au sein du
SEL. Des esprits chagrins comme ceux-là sapent les bonnes volontés et vous font
pleurnicher sur votre sort avant même que vous ne preniez à bras-le-corps les
difficultés.
C’est lui que j’ai pris à bras-le-corps pour le virer
sans ménagements.
¤
J’oublierai cet homme de 45 ans qui vivait en permanence dans une fourgonnette
aménagée en camping-car sommaire et située sur un parking municipal. Là aussi,
j’en ai trop fait. Entre autres, là aussi j’ai avancé de l’argent. J’attends
toujours qu’il puisse me rembourser.
¤
J’oublierai cette enquiquineuse de 60 balais qui souhaitait passer des heures et
des heures en ma compagnie pour faire des exercices de style avec nos textes de
présentation du SEL. L’intérieur de son appartement se trouvait dans un état
lamentable, la salle de bains en particulier. Je lui ai proposé de changer un
robinet dont elle n’arrivait plus à se servir (je n’ai pas osé lui demander si
elle se servait de l’eau de la cuvette du WC pour se laver). Elle m’explique que
le coût du matériel doit être le plus faible possible (le contraire m’eût
surpris). Je vais voir chez le fournisseur et communique à l’adhérente le prix
du robinet. Elle me donne son accord pour l’achat. Je m’apprête à retourner chez
le fournisseur le lendemain et à effectuer l’achat avec mes propres deniers. Ce
lendemain matin très tôt, elle m’appelle pour me dire d’attendre. Trois jours
après, elle me dit que je peux l’acheter et l’installer. Au moment où je
m’apprête à intervenir, elle me dit qu’elle a changé d’avis. Elle m’a téléphoné
dix à vingt fois en quinze jours pour des éléments aussi insignifiants les uns
que les autres.
C’est comme ça, la sénilité ?


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