Atermoiements

 

            Quand j’ai décidé de m’impliquer dans l’aventure SEL, j’ai adopté la même stratégie qu’un chef d’entreprise ayant scrupuleusement mûri son projet.

            Mon parcours professionnel a été un des plus classiques. Ingénieur mécanicien de formation, j’ai eu plutôt de belles satisfactions au cours de ma carrière. Les premiers contrecoups de la crise économique, je les ai ressentis en 1992. J’en ai profité pour changer de style de vie et me consacrer aux sports, loisirs, activités culturelles (dessin, écriture, etc.). Ma dernière expérience professionnelle date de janvier 1996, lamentable au possible : la société qui m’employait en tant que directeur d’agence recrutait des vendeurs sans les déclarer à l’URSSAF. Aucune allocation ASSEDIC ne m’a été versée puisque d’éminents spécialistes ont décrété que mes recherches de réinsertion n’étaient pas « suffisantes ».

            La réalité, c’est que je déprimais tout autant qu’un autre, que je consacrais de longues heures fastidieuses et coûteuses à écrire à des employeurs fictifs qui ne me répondaient jamais et que j’envisageais le plus sérieusement du monde de me procurer de l’argent comme l’aurait fait un prédateur qui recherche sa nourriture parmi les animaux sauvages.

            J’avais déjà créé deux sociétés dans ma précédente vie dite « normale » et je projetais d’en créer une autre. L’analyse détaillée de tous les comptes de résultat prévisionnels me conduisait toujours à poser philosophiquement mon stylo, me prendre la tête entre les deux mains et me dire : « il est urgent d’attendre ».

 

 

            Comme nous tous, je songeais à une autre forme de vie, ailleurs, autrement. J’habite le Sud-Est de la France, région magnifique et j’imaginais le plus simplement du monde de pouvoir m’installer dans son magnifique arrière-pays pour y vivre d’élevage et de culture, comme avant...

            J’en étais là de mes cogitations lorsqu’en août 96, j’ai suivi à la télévision un reportage de l’émission « Envoyé Spécial » sur le SEL. Premier déclic ! Ce que j’essayais d’imaginer confusément, d’autres le réalisaient ! Au même moment, j’effectuais un stage de trois jours organisé par l’ANPE Cadres, destiné à faire un bilan professionnel et à nous fournir les savantes techniques permettant une judicieuse réinsertion sociale. J’y ai fait la connaissance de P..., 52 ans, ancien chef d’entreprise (imprimerie de huit personnes) et ayant connu les déboires d’un dépôt de bilan. Ce garçon très sympathique m’expliqua qu’il faisait partie du Groupe St Vincent de Paul constitué de gens tous très diplômés et cadres confirmés. Je saute sur l’occasion, lui dis que je viens à leur prochaine réunion pour leur faire part de mon projet. Mon intention était de tester auprès de femmes et d’hommes, censés représenter le haut de gamme de la société, la crédibilité d’une action SEL.

            Je me souviens avoir préparé et appris par cœur les trois premières phrases de mon discours et qui étaient celles-ci :

            « Quand un être humain a tout perdu et qu’il ne lui reste rien, plus rien, de quoi a-t-il besoin pour s’accrocher à la vie ? Il lui faut garantir ses besoins physiologiques fondamentaux, c’est-à-dire se nourrir, se vêtir et avoir un toit. A partir de là, n’importe quel individu pourra préserver un minimum de dignité humaine et faire valoir des compétences dans son domaine professionnel : l’argent n’est pas un passage obligé ».

            Suivait un développement sur toutes ces têtes bien faites et bien pleines qui sortent des universités et grandes écoles, pleines de connaissances et dont notre économie n’a plus besoin.

            Mon exposé fut un fiasco complet : mon projet a été interprété comme une incitation à travailler au noir.

            Je n’ai peut-être pas trouvé les termes qu’il fallait...

            Peut-être aussi, n’avais-je pas le bon auditoire...

 

 

 

            Fin octobre 96, reportage sur la chaîne de télévision « FR3 Côte-d’Azur » concernant une bourse aux échanges organisée par le SEL du Var.

            Cette fois, je fais cavalier seul.

            Je décroche le téléphone pour avoir les coordonnées du responsable SEL de la région concernée et je vais le voir.

            Le gars que je rencontre a 50 ans, est souriant et débordant d’énergie. Il me bombarde de documentation : articles de presse, reportages, statistiques sur le SEL, bulletins de liaison, etc. J’ai vu, lu et beaucoup écouté. Le lendemain, j’ai tenu à matérialiser par écrit ma perception du moment concernant le SEL. Cette présentation date du 31 octobre 1996 et en voici le texte.

 


 

                                               Le 31 octobre 1996

 

 

TROC : 1- Echange direct d’un objet contre un autre.

              2- Système économique n’employant pas la monnaie.

             (Définitions du Larousse 1990).

 

            Le troc remonte à la nuit des temps. Depuis bien longtemps déjà nos ancêtres ont échangé, troqué, marchandé et négocié. L’argent n’est apparu que beaucoup plus tard et symbolise une évolution sociale.

            Notre société a tellement évolué qu’au cours des deux dernières décennies des entrepreneurs en quête d’inspiration ont trouvé une idée géniale : créer des réseaux franchisés pour promouvoir le troc. Cette fabuleuse organisation met en jeu un document comptable que l’on appelle « avoir ».

            Alors, le troc signifie-t-il régression des mentalités ou évolution ?

            Quand un homme n’a rien, plus rien, que lui faut-il pour rester en vie et ne pas être exclu par la société ?

            - se nourrir.

            - se vêtir.

            - s’abriter.

            - trouver à se rendre utile.

            - garder un mental suffisamment solide pour recommencer ces actes chaque jour.

            Ce message s’adresse à des Français cherchant à rester des citoyens normaux et toujours désireux de vivre dans leur pays et en défendre les valeurs.

            Quand on n’a plus rien, il reste toujours quelque chose à faire.

            Quand la société ne peut plus subvenir à vos besoins fondamentaux, il faut recréer son propre système économique afin que la notion de société puisse perdurer. Et il n’y a rien de bien particulier à inventer puisque tous les éléments sont là, à notre portée et qu’ils existent depuis toujours.

 

            Des centaines d’associations pratiquant le troc existent dans le monde entier. En France, ce système est né il y a 2 ans et il s’appelle le SEL (Système d’Echange Local).

            Lorsque j’ai pris connaissance de ce système pour la première fois au travers des commentaires de journalistes, deux expressions ont retenu mon attention : « économie parallèle » et « économie primitive ». Je préfère de très loin la deuxième. « Ils réinventent l’économie primitive » disait dans une interview cet éminent professeur, spécialiste en économie dans une grande école de commerce nationale.

            La démarche est primitive en effet et il n’y a donc pratiquement rien à comprendre. Rien à voir en tout cas avec un machiavélique montage conçu par une intelligence supérieure et destiné à couler le système économique national.

            Puisque nous avons parlé de besoins fondamentaux, restons effectivement primitifs dans notre démarche et voyons très simplement quels sont les principaux scénarios du troc.

            Un échange peut se faire :

            1er cas : Entre 2 personnes uniquement.

            Elles n’ont besoin d’aucune autre structure. Cette pratique est très courante et concerne des biens matériels ou des services.

            2ème cas : Entre 3 personnes uniquement.

            Le nombre de services qui pourront être apportés se trouve multiplié par 3 par rapport au cas précédent. Ces 3 personnes se connaissent bien et donc savent parfaitement quelles sont les compétences regroupées.

            3ème cas : Entre 4 personnes uniquement.

            Le nombre de services qui pourront être apportés se trouve multiplié par 4 par rapport au cas précédent et par 12 par rapport au premier cas.

            4ème cas : Entre 50 personnes.

            Ces personnes ne se connaissent pas forcément toutes entre elles. Une centralisation des informations devient nécessaire si l’on veut obtenir une bonne efficacité du fonctionnement de ce groupe. La tenue d’une comptabilité est vivement souhaitable et une « monnaie » apparaît pour matérialiser et localiser les transactions. En l’occurrence, cette monnaie s’appelle le SEL et vaut environ 1 franc (0,15 Euros). Sa dénomination n’a absolument aucune importance, elle n’a qu’une valeur  symbolique et n’a de valeur qu’au sein du groupe constitué.

            Il n’y a rien de bien plus compliqué à comprendre. Comme dans une comptabilité traditionnelle, les notions de « compte créditeur » et « compte débiteur » seront nécessairement utilisées. Pour éviter les dispersions, on admettra dans un premier temps qu’un compte ne peut être débiteur de plus de 2000 SEL. Pour les comptes créditeurs : pas de limite. Si je décide de posséder 10 millions de SEL, c’est un problème qui ne regarde que moi. On voit tout de suite que si je décide de les investir dans l’immobilier, mon percepteur n’y trouvera rien à dire, le promoteur immobilier ne sera pas d’accord et l’économie de mon pays ne s’en trouvera pas bouleversée.

            Le bon fonctionnement de ce système repose essentiellement sur la loyauté manifestée par chaque adhérent. Une baguette de pain vaut 3,50F. Une heure de plombier est facturée 190F T.T.C. Est-ce à dire que si je te monte un robinet de salle de bain et que j’y ai passé 1 heure tu dois me fournir 190/3,50 = 55 baguettes de pain ? Dans un tel système, le plombier souffrirait de suralimentation et le boulanger ne prendrait qu’une douche par semaine.

            Le bon sens, c’est de se dire qu’une seule baguette de pain par jour suffit à un être humain pour ne pas mourir de faim.

            Le bon sens, c’est de se dire aussi qu’il suffit de trouver une heure d’occupation par jour à un être humain complètement démuni afin qu’il puisse rester en vie.

            Le bon sens, enfin, c’est de se dire qu’un produit de consommation ou un bien matériel n’auront pour valeur à mes yeux que celle que j’accorderai au moment précis où j’en ai besoin.

            Dans tous les cas de figure, il vaut mieux, au niveau psychologique, troquer dans une économie primaire que d’être assisté dans une économie très élaborée.

 

            Bien !

            J’ai commencé à distribuer timidement ce texte autour de moi et j’observais la réaction des personnes lors de la lecture. Je me bornais à une stricte présentation sans faire aucune suggestion. Les réactions étaient tièdes.

            Devant ce manque d’enthousiasme, l’idée me vint de placarder à tous les coins de rue le message suivant :


 

S.E.L.

 

On peut échanger :

 

            - un aliment.

            - un objet.

            - un service.

            - une bonne volonté.

            - une présence.

 

Si vous n’avez rien de tout ça, il vous reste 2 solutions :

 

            1)- vous suicider.

            2)- vous faire assister.

 

De toute façon, il s’agit, là encore, d’un échange car :

 

            1)- la mort est un échange avec la vie.

            2)- l’assistanat est un échange avec... Avec quoi, au fait ?

 

 

Je ne l’ai jamais fait...